Certainement pas

Ecrit en 2003, ce roman a été publié en septembre 2004 par les éditions Verticales.

 

Dans le fumoir d’un pavillon de l’Hôpital Sainte-Anne, trois hommes et trois femmes se confrontent à leur passé secrètement lourd d’abjections quotidiennes et de compromissions. Orchestrée par le fantôme du Docteur Lenoir, une étrange partie de Cluedo tiendra lieu de procès, laissant au fil des tours chacun se démasquer. Tous ont commis un crime : celui d’avoir cédé, de s’être adapté, de s’être fait les serviles serviteurs d’un système, d’avoir plié le genou devant les valeurs marchandes.

Pour ces six personnages en quête de cœur, les pathologies ne sont que des refuges, ultime échappatoire après une trop tardive prise de conscience. Attachants dans leur aveuglement, ils n’en restent pas moins coupables. Représentatifs à l’extrême des travers de la société contemporaine, victimes, ces personnages ne le sont certainement pas.

Note 1:  Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être fortuite.

Note 2 : Le titre est une référence à la blague favorite de Lacan lorsqu’il répondait au téléphone. « – Allô, Monsieur Lacan? »  « – Certainement pas. »

 

Premières pages

Vous êtes six dans la pièce. Une pièce sombre, à l’unique fenêtre embrumée de barreaux. Vous vous êtes habitués à ces ombres anémiées, habitués à tel point que vos yeux ne saignent plus lorsque votre regard se heurte à la rouille torve. Vous êtes six, vous êtes las, avachis face à face trois par trois rangs d’oignons, reliquats solitaires d’un festin charognard. Vous devriez sentir à travers vos étoffes la structure en acier qui clive la moleskine. Bien sûr il n’en est rien. Bien sûr, évidemment. Vos orbites se dévident, les pupilles aiment s’enfuir vers le grand cendrier. Toujours plein à ras bords, le grand cendrier. Mégots, crachats, biscuits, papiers encore graisseux du hachis de paupières, petit tonneau replet détritus Danaïdes. Il est l’unique, l’élu, le grand cendrier brun aux multiples cabosses. Le point de convergence de vos trois doigts tendus, secondes phalanges index majeur en bouton d’or, pouce catapulte fébrile, secousse sèche, ongle rosse, c’est selon. Il reste l’épicentre de cette salle où ce jour, à cette heure, vous êtes six.

Le lino est vieux vert, anciennement céladon tirant sur le turquoise, autrefois rassurant. Enfin il est possible de le supposer. Des traces indélébiles, des cicatrices nombreuses, des cratères carboniques : tous ne furent pas ici adeptes, tous ne se soumirent pas à l’implacable règne du tyranniquement grand cendrier. Sièges et sol se répondent, insistant camaïeu. Vos cernes achromiques vous protègent, croyez-vous. Tout ce vert glissera, n’éclaboussera personne, tout ce vert se niera, sera neutralisé avant de kidnapper vos cœurs à fleur de bouche, avant que de l’attente vous n’ayez la nausée. C’est le lieu qui veut ça. Vos luttes donquichottesques brassent l’air du mauvais temps, la cécité noyaute coque de noix vos prunelles, calfeutrés tour d’ivoire vous rejoignez chaque jour davantage les sœurs Anne aux pupilles délavées de canonisation. Silence chauffé à blanc, juste vous adonner en premier de cordée, spéléologie intérieure, descendre seuls au tout dedans, vous heurter stalactites salines pleurs pétrifiés, de vos chagrins secrets vous repaître en écho.

Les murs ne sont pas verts. Pour ne pas insister. Le sol doit être d’espoir pour que vos pieds s’y ancrent à défaut d’une assise dans la réalité. Alors les murs sont jaunes, d’un jaune ocre un peu sale, un peu terne, plus discret. A gauche de la porte sur laquelle en découpe une vitre opaque s’incruste, un tableau assez laid prend largement ses aises. Pastelle, grossier trompe l’œil. Un maladroit appel aux rêveries bucoliques, croisée charmilles ouvertes sur une Provence gluante de riches vallons rieurs et de bosquets touffus.

Vous vous moquez éperdument de tout cela Vous êtes devenus hermétiques à votre environnement encore plus qu’à vous-mêmes, cela fait longtemps déjà. Combien d’heures passées dans cette pièce sans chercher à l’apprivoiser, combien d’orangers dans vos cœurs et de vieux saules dans le jardin, combien. Combien. Je sais, vous l’ignorez. Parfois l’un d’entre vous ou un autre, un autre plus abîmé que vous si cela est possible, colle sa bouche au plexi, clôt paupières impavides, et souffle la fumée vers cet horizon tendre. Les volutes lui reviennent empoissées de lavande et effluves détergeant. Dans ce Sud le soleil est toujours mordoré, c’est l’auréole de nicotine qui en assure le scintillement.

Vous êtes six et vous m’avez tué. L’un d’entre vous, ou bien chacun. Oui c’est bien cela. Chacun. Ceux qui m’aiment durent rater le train, banquette souillée Orient Express. Je ne suis pas un fantôme vengeur, un spectre familier, un grillon sans foyer, un esprit flageolant le vôtre en tambourinant les tablées. Je ne suis pas non plus un ange. Ca non, il n’en est rien. Je ne rachèterai pas vos fautes. Je ne vous châtierai pas. Je ne vous annoncerai rien. Je vous sens très déçus mais ce n’est pas mon rôle. Or chacun a le sien, ici, bien plus qu’ailleurs. Terriblement plus ici qu’ailleurs, vous le savez, chacun a le sien. Tout cela est très organisé. Je suis là et c’est tout. Pour le temps qu’il faudra. Le temps d’une simple partie, juste le temps d’une simple partie. La dernière pour vous tous. La dernière pour nous tous. Plus personne n’a le choix.

Je suis le Docteur Lenoir. Mon identité propre, mon état civil, mon profil psychologique, tout, jusqu’aux plus infimes détails de ma biographie, est vierge à ce jour et est à votre guise. Je serai votre palimpseste. Car plus que la victime c’est le meurtre que j’incarne. Le meurtre, le basculement. L’inopiné passage à l’acte, la praxis de votre pulsion.

Cent millions de personnes depuis 1949 se sont penchées, de trois à six joueurs, attablées autour de la reconstitution de mon appartement, évoluant d’hypothèses en suppositions, de postulats en présomptions, jusqu’à ourler un fier j’accuse. Depuis ces presque soixante ans, rythmique accrue aux aubes dominicales, ces millions, sans personne, personne pour s’attarder sur ma fictive dépouille, personne pour effleurer le mobile de ce crime sans cesse élucidé. Jamais sang n’a charrié une telle indifférence.

Vous êtes six et vous m’avez tué. Vous vous pensez dans le fumoir. La petite pièce glacée qui jouxte la salle de repos. Vous vous pensez à l’abri pour une miette d’heures, les repas sont servis si tôt. Vous vous pensez isolés, perclus d’autisme réconfortant, recroquevillés sur votre âme rance. Vous avez tort. Vous n’y êtes plus à présent. Non. A présent, vous êtes dans le Studio. Vous sentez l’air soudain se faire plus lourd et tiède. Vos lèvres s’assèchent, la fenêtre déglutit hâtivement ses barreaux. Les callots goudronneux de vos doigts lâchent leur prise, qu’importe que vos blondes filtres s’avortent esseulées, qu’importe, il n’y a plus de cendrier. Je suis le Docteur Lenoir, je suis mort. Vous êtes six et vous m’avez tué.

Vos noms vont vous être distribués par souci de commodité. De cohérence, aussi. Une denrée rare en vos contrées. Votre âge, votre apparence, votre passé, votre profession comme votre dénomination vous paraîtront premier abord sans rapport immédiat avec l’identité qui vous sera octroyée.

Vous êtes six et vous êtes malades. Vous êtes venus, pour certains, de plein gré. Pour d’autres c’est un proche, membre familial à amputer qui vous a déposé, ou un tiers inquiet et quelconque. Quel qu’il soit il a employé ce faisant le terme confié. Pour tenter d’engourdir la réification. Vous être entrés ici, secteur 13 pavillon Piera Aulagnier, pour une unique raison : votre logique interne est bien trop hérétique pour qu’on vous laisse tranquille.

Vous n’êtes plus au réel que par intermittence, c’est à peine si vos lèvres peuvent communiquer. Vos murmures intérieurs, vos fables en ritournelles, peuplent chaque nuit l’enceinte qui protège l’extérieur de vos saillies sournoises et de votre acuité. Le jour, vous vous taisez. Les couloirs sont buvards du chant du désespoir et complaintes empourprées. Vous êtes un chœur d’inadaptés. Un concert d’handicaps violonnant leur incomplétude en sanie cinabre et majeure.

Vous voilà inutiles, des rebuts du carnage, druides grotesques bâillonnés en marge du festin où en bons citoyens vous devriez trôner une pomme blette dans la glotte, du persil en bouquet boule-quièssant vos conduits. Vous n’êtes plus consommables mais restez toujours pleutres, recroquevillés hirsutes la crainte bleutée au ventre, incapables d’affronter le pourquoi salvateur, le pourquoi du vicié, le pourquoi de l’erreur. Vous redoutez sans cesse qu’en scannant la question vous restiez filles de Loth, statufiés blêmes trémies lorsqu’en l’horloge interne résonnera l’heure des comptes.

Nous allons jouer. Ensemble, bien sûr, séparément. Je ne serai pas seul, j’aurai des aides de camp. Vos cerveaux sont ce soir de petites mottes d’humus dont vous saisissez mal la décomposition. Votre esprit est compost, votre humeur copeaux rauques. Vous êtes perdus en vous. C’est ce qu’il y a de pire. Votre corps est trop vaste, votre crâne ricochette vos pensées caillouteuses. Je suis là, justement, pour vous faire résonner. Pour que le glas ébranle pores et synapses enroués. Vous êtes six, trois femmes trois hommes, la partie sera équilibrée.

Nous pouvons commencer. La carte s’avère fidèle au jeu original. Soit neuf pièces lisibles dans le sens des aiguilles d’une montre. Hall à midi. Véranda. Salle à manger. Cuisine. Grand Salon à six heures. Petit Salon. Bureau. Bibliothèque. Studio. La Véranda et le Petit Salon sont dotés d’un passage secret communiquant. Il en est de même pour la Cuisine et le Studio. NB1 : Dans certaines éditions, le Studio est appelé Salle de Billard. C’est plus pratique mais moins joli. NB2 : Il n’y a dans cet appartement aucune commodité ni chambre. Nombre de joueurs restent surpris face à cette option janséniste.

Il n’y a pas de cases, puisque sur vous le formatage a échoué. Pas de plateau à déplier, ni de pions à positionner. J’ai dit : vous aller jouer. Certainement pas vous divertir. Pas de cavalcades pièce en pièce, ni de bousculades aux couloirs. Non plus. J’ai précisé règles spéciales, ajouté jeu dénaturé. Je n’ai pas dit : grandeur nature. Il y a poignée de dés, mais qu’importe leur jet, il n’y a pas de hasard. Sachez le tous, chacun. Le hasard n’a jamais, jamais tenu de place dans votre destinée.

Je suis le Docteur Lenoir, vous êtes six et vous m’avez tué. On vous dit aliénés. C’est un fait entendu. On vous dit aliénés pour la simple raison qu’un être inadapté à la réalité ne peut faire corps avec. Vos organes sont poisseux d’un trop plein agonique, vos souffrances enflent tant en dodues Erynies, vous n’êtes plus recyclables, plus utiles à la greffe, vous n’êtes que des déchets dont la matrice sociale ne peut plus se repaître, il lui est impossible en vous de s’agiter, ses racines se contractent en anémone blessée orée pénétration.

Retrouvez les bonnes cartes, la bonne combinaison. Il vous reste huit pièces, le Studio ne compte pas, tenez-vous le pour dit. Il vous reste huit pièces, et puis le choix des armes. Observez bien la liste : six soit une pour chacun. Chandelier, revolver, corde, matraque, poignard et clef anglaise.

Et surtout, oui surtout, rappelez-vous le pourquoi. Pourquoi vous m’avez tué. Souvenez vous de l’instant où mon souffle s’échappa sous vos yeux imbibés hypnose concupiscence, magnétisme hâte, avidité ; souvenez-vous de l’instant, car l’instant fut précis et il a existé. Il y a eu un avant. Il y a eu un après. Entre les deux il y eu. Une pulsion, un désir, et puis la volonté.

Ne dites pas : j’ai été rattrapé. Vous avez basculé, et cela est différent. Personne n’est rattrapé, personne. C’est inscrit dans l’adage. Chasser le naturel, il revient au galop. Rien n’est moins naturel que la compromission. Vous êtes nés fils du Verbe. La langue ne se ploie pas. Elle reste irréductible, et c’est pour cette raison qu’à l’homme elle survivra. Ne cherchez pas d’excuse dans les générations. La vôtre, et quelque elle soit, porte en ses couches des anges, des démons avortés, des guerriers, des faiseurs et des sonneurs de cloches. Preuve en est vos écarts, voyez-là ces joues roses et ici le poivré immiscé fleur de tempes. Cessez de m’agiter vos douces pathologies comme autant de drapeaux hurlant immaculés. La folie est chez vous une simple conséquence. J’insiste sur ce terme. Une simple conséquence. J’insiste sur ce terme et sur son adjectif. L’instant où la conscience vous sauta au visage, vous laminant la chair balafres lucidité, vous vous en souvenez. Alors ne feignez pas. Vous vous êtes réfugié dans un trouble mineur, vous permettant de fuir l’acidité sordide de ce que l’on peut nommer responsabilité. Dans vos chambres mignonnes, vous échappez chaque jour à l’interrogation qui se devrait unique, envahissante, méthodiquement analysée. Pourquoi, pourquoi vous m’avez tué. A longueur de journées je vois les spécialistes à vos chevets agenouillés, le scalpel piaffant d’impatience : pourquoi, pourquoi n’a-t-il n’a-t-elle pas continué. La nuit ils prennent vos cris pour des symptômes rampants qu’il faudrait terrasser pour soulager vos gorges à l’aigu déchiré, alors que tout en vous n’aspire qu’à se dissoudre chaque seconde davantage dans cette obscure clameur qui confine à l’oubli.

Dans le parc, dans le réfectoire, dans les couloirs, dans le fumoir, cafétérias et ateliers vous croisez des doubles, croyez-vous. Le peuple des pyjamas bleus. Qui marmonne sa détresse, s’ingénie en feulements et en révélations. Vous avez tort de voir en lui une terre d’accueil où immigrer. Le peuple des pyjamas bleus ne fut jamais au monde, il reste incorruptible, vous lui êtes étrangers. Il sait que c’est en lui que vous cherchez fébriles le repos, le salut et de quoi épancher votre soif d’ignorance. Il vous laisse charitable vous prosterner fronton camisole et verveine, il vous laisse prendre part aux tributs file indienne, trois cachets fond gobelet vingt-cinq gouttes canari, vous buvez la potion mais ignorerez toujours combien pour les chamanes le rite est filandreux. Vous êtes six, vous êtes seuls, un mainate empaillé vous tient lieu de mémoire, vos larmes caillots de tartre vous égratignent cornée labourant vos pommettes en sillons plus stériles que peut l’être l’horreur.

Je vous soumets l’énigme qu’un Sphinx m’a conseillée. Au matin je ruisselle naïf immaculé. A midi je chancelle l’oreille interne troublée. Au vêpres je me retourne, me demandant : qui suis-je. Pour survivre résolvez. Je répète. Résolvez. Et ôtez cette pudeur qui vous va mal au teint. Je vais vous confier un secret. Ce n’est pas votre tête qui est malade. Votre tête va très bien. Elle vous invente neuf vies, une chatière de sortie, le sourire de Chester. Non, ce n’est pas votre tête qui est malade. C’est votre ventricule. Un trou d’obus à l’oreillette, du vide pompé, du vide sidérant à l’aorte, du vide embaumant vos trachées. Et ce soir, dans cette pièce, Fumoir du secteur 13 dit Studio du Cluedo Intérieur, vous n’être pas les patients du Docteur Lagarigue. Vous êtes mes assassins, vos propres meurtriers. Ce soir, vous êtes six personnages en quête de cœur.