J’habite dans la télévision

Durant deux ans, le cycle J’habite dans la télévision a été développé à travers des performances et des chroniques tenues pour Le Matricule des Anges. Le livre a été publié en septembre 2006 aux Editions Verticales.  Réédition poche en J’ai Lu Nouvelle Génération; traduit en roumain aux Editions ART.

«Ce que nous vendons à Coca-Cola c’est du temps de cerveau humain disponible».

Partant de la phrase de Patrick Lelay, alors PDG de TF1, Chloé Delaume a voulu comprendre en quoi consistait cette mise en disponibilité mentale des téléspectateurs.

Durant 22 mois, du lever au coucher, elle s’est faite «sentinelle» de la télévision, devenant son propre sujet d’étude, se soumettant aux flux des messages médiatiques et publicitaires, ingurgitant le maximum de programmes de divertissement, téléréalité surtout, pour en ramener « des informations du réel ».

À travers cette expérience limite, la narratrice décrypte sa mutation en cours : cerveau et corps se modifient inéluctablement. Quand l’humain n’est plus qu’un outil au service de  la fiction collective.

Le roman se présente sous la forme d’un dossier du Ministère de la Culture & du Divertissement™, et est composé de 27 pièces.

 

 

Premières pages

 

Ministère de la Culture & du Divertissement™
Département de la Fiction sur support Papier
Service des Archives

 N°Dossier : 06176NSDA

Catégorie : Narration Type 3.2
Calibre : 191 732 signes
Phase : Terminale

Note du comité :
Intégré au Lot 0048932 après transfert.
Evaluation de degré 12 exigée par la procédure, conformément à l’article 78.4 du code de protection des producteurs de fiction. Bon pour étude.

Pièce 1 / 27

Vous n’êtes pas ici par hasard. Le hasard n’existe jamais, un jour prochain vous comprendrez. Je ne sais pas qui vous êtes ni pourquoi vous êtes là. Encore moins si vous resterez ici, entre ces lignes. Ou si vous êtes déjà partis. Je ne sais pas grand-chose et encore moins sur vous mais ce dont je suis certaine c’est que vous êtes capables de recevoir des informations. Des informations du réel. Du réel de là où je suis.

En ce moment vous êtes ici en ce moment vous êtes debout. L’humain se doit d’être vertical. Avec l’âge on se voûte, il faut y prendre garde, les torts comme les neurones ça ne se redresse pas.

En ce moment vous êtes ici et ça veut dire des choses, des choses très importantes. Que vous êtes vivants par exemple encore vivants, peut-être pas pour très longtemps mais un petit peu vivants quand même. Et puis aussi, surtout, qu’à cet instant précis vous ne regardez pas la télévision.

Vous êtes l’élite n’est-ce pas. Ou pire. Un tibia fracturé social qui feint la cicatrisation, vaudou cataplasme culturel. Vous n’êtes plus partisans de rien, si ce n’est de l’optimisation. Des glaucomes clématites s’épanouissent pleines fissures, hélas la moelle hélas se niait d’être infectée. Alors évidemment. La télévision du réel, du réel de là où je suis, ça ne vous intéresse pas tellement. D’ailleurs vous ne la regardez jamais, la télévision, jamais vraiment. Sinon vous comprendriez mieux ce qu’il s’y passe. Ce qu’il s’y passe exactement.

Vous pensez : rester droit c’est ne pas s’abaisser à la télévision. Vous croyez que les courbatures sont inhérentes aux faux mouvements. Vous dites : je ne suis pas concerné par la télévision ; vous dites : la télévision ça ne me concerne pas. Le Petit Robert définit : Etre concerné : être intéressé, touché par. Concerner : avoir un rapport à, appliquer à. Vous feriez mieux de l’écouter, c’est un conseil que je vous donne.

Vous affirmez : je me refuse aux statistiques. Trop singulier, vous, l’exception. Attendu que la moyenne d’espérance de vie des Français est de 78,6 ans. Vous cyniquez : j’ai su me préserver de la télévision. Attendu que la moyenne de temps passée par les Français devant la télévision est de 3h30 par jour. Vous assurez : je suis dans le réel et le réel est tout sauf la télévision. Il a été convenu que les Français ont pour espérance 11 ans et 4 mois de vie dans la télévision. J’ai dit : onze ans et quatre mois plein temps les paupières éveil permanent, soit un peu moins du double pour rester rationnel.

Vous vous dites au réel et surtout au village, parfois même au château mais toujours appréciant votre panorama. Vous vous dites au réel moi l’idiote du village, elle a eu comme une crise elle est restée bloquée elle se rejoue Eleusis version Télérama. Depuis.

Vous dites : je suis dans la vie, la vie n’est pas la télévision. Parce que chacun en ses régions s’y rend trois heures trente par jour mais que vous tellement moins. Parce que chacun s’y rend vingt-quatre heures trente par semaine, quatre jours et neuf heures par mois, soit mille deux cent soixante heures par an et que vous pas du tout. Parce que tant qu’à aller quelque part pendant cinquante deux jours et douze heures cette année, vous préférez de loin une île ou sa simple possibilité, juste sa simple possibilité, au bondage boréal de la télévision.

Alanguis fauteuil à oreilles, vous dites : je possède une télévision. Vous avez beaucoup de mal avec les transitifs et la passivité pénètre principe actif au creux de votre peau. Crâneurs vous ajoutez : j’ai une télévision chez moi mais en fait je ne l’allume jamais. Vous avez à l’espace un rapport peu concluant, j’ai vécu où vous êtes, tout y est inversé, ce n’est pas votre faute, pour socle une nausée d’ange d’avoir trop toupiné.

Avachis canapé mythes élimés, vous dites : chez moi la télévision c’est comme si elle n’existait pas. Je vous aurai prévenu. La technique des tenailles exfoliantes, c’est tout sauf une très bonne idée. Ca n’extirpe pas que les comédons, ça râpe l’âme en miroir sans tain. Vous suintez le négationniste, vos pores sécrètent le jus de l’oubli, vous vous faites masque d’une amnésie qui vous dessèche de claustration, vous vous extrayez du réel, du réel de là où vous êtes. Le sébum cireux d’amaurose vous ronge les nerfs saindoux optique, votre esprit se complet au gras.

Patrick Lelay dit : Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit.

Vous ne regardez pas alors vous ne voyez pas, je crois que ça tombe sous le sens. Le vrai du vrai, non impossible, même quand vous essayez la cécité perdure. Alors vous retournez aussitôt dans le faux, on connaît du mensonge le confort obséquieux.

Patrick Lelay dit : Pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible, c’est-à-dire de le divertir, de le détendre, de le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola c’est du temps de cerveau disponible.

Vous savez, le problème, c’est que votre tête est pleine d’oiseaux morts. Il y en a vraiment beaucoup. Des tas d’oiseaux morts dans vos têtes alors que moi, non, pas du tout. Il n’y a absolument aucun oiseau mort dans ma tête. Aucun. Parce que moi on m’a déjà tuée, ça remonte à un sacré bail et l’ornithologie n’a rien à voir là-dedans.

Je sais que vous ne comprenez pas. Que vous ne comprenez pas l’enjeu, le jeu ni l’intérêt. Vous ne pouvez pas comprendre. Huit heures par jour vous sous-louez votre corps à l’entreprise Y, vous louez vos compétences et donc votre cervelle à un groupe quelconque. Et encore, je dis louer. Ce n’est pas un loyer, il n’y a pas de quittance. Patrick Le Lay ne dit pas : bail, caution, F3 meublé. Patrick Le Lay dit : Ce que nous vendons à Coca-Cola c’est du temps de cerveau disponible. Votre cerveau est acheté. Votre cerveau n’a plus de temps. Votre tête est pleine d’oiseaux morts.

Patrick Le Lay dit : Rien n’est plus difficile que d’obtenir cette disponibilité.

La télévision propose avec ses programmes de télé-réalité juste des divertissements, rêvez-vous. Juste des divertissements que l’on sait lénifiants. Vos devriez vous inquiéter d’un songe empoissé glue euphémistique. Mieux vaut encore un oracle bègue que l’échine d’un fils de cyclope.

Le Petit Robert dit : Divertir : 1. Détourner, éloigner. Soustraire à son profit. 2. Détourner de ce qui occupe. Détourner d’une préoccupation dominante, essentielle, ou jugée telle. 3. Distraire en s’amusant.

Le Petit Robert ajoute : Distraire : I.1. Séparer d’un ensemble. 2. Détourner quelqu’un d’un projet, d’une résolution. II.1. Détourner quelqu’un de l’objet sur lequel ils s’applique, de ce dont il est occupé. 2. Faire passer le temps agréablement à quelqu’un.

A quoi bon s’exposer à la dégradation, radotez-vous sans cesse l’haleine encore chargée de votre surclassement, à quoi bon s’imposer ce vulgaire narcotique alors qu’est nôtre l’accès sybarites délassements, snobinez-vous sans cesse juchés montres à gousset. Et puis surtout. Evidemment. Votre planning ne vous laisse guère de temps disponible, aussi votre cerveau vous voulez l’épargner. Surtout ne pas gâcher. User de votre temps de cerveau disponible pour plus utile et plus rentable qu’un divertissement lénifiant.

Pour plus utile et plus rentable, pour une narration sur support papier, par exemple, n’importe quelle narration, mais reliée. Peu vous chaut la méthode du traitement appliquée, artisanale, industrielle, l’important c’est l’objet, chez vous toujours l’objet. Vous baptisez Salon du Livre sans sentir en vos paumes les échardes du manche, alors qu’avide la pelle mordait déjà pleines mottes jusqu’à la fosse. Vous êtes tant obsédés par le rendement de votre temps de cerveau disponible que vous n’avez rien fait aux germes mutation. La terre était bonne, trouviez-vous. Friable et riche après jachère. Vous avez enterré le mot littérature.

Vous ne lisez pas des textes mais vous achetez des livres. Vous êtes à l’épicentre de ce qui vous poursuivra. Mais ce n’est pas le problème. Pour vous ce n’en est pas un et pour moi ça ne l’est plus. Ca fait longtemps déjà. Ce n’est pas un problème, d’ailleurs vous êtes partis et ça ne me dérange pas. Le soliloque c’est tout ce qui me reste et je sais que c’est déjà beaucoup.

J’ai dit : User de votre temps de cerveau disponible pour plus utile et plus rentable qu’un divertissement lénifiant. Pour un film autre exemple, pour un film, qu’importe lequel mais un film. Une fiction authentique, agréée. Rituel moelleux défection corporelle aux caveaux de velours, rétine captive cervelle lascive grille de lecture enclenchée ceci est une histoire encodage familier et c’est pas pour de vrai. De la fiction comme loisir culturel dans la première moitié du XXIe siècle.