Attrapes-rêves et bulles poétiques

Le Dream Operator se lance en décembre 2018 pour s’achever au printemps 2020. Viendront alors les cartes et mon texte. Des fragments poétiques, pas une narration romanesque. Un texte que je lirai à Grenoble, au fur et à mesure. Des extraits mis ici, avec le reste.

Le formulaire de dépôt de rêve sera bientôt disponible sur internet. Il l’est déjà sur support papier, les deux premières collectes ont eu lieu. Pour seules données l’adresse où le rêve a été fait, suivi de son récit. Les formulaires sont centralisés au Magasin des Horizons.

Collecter les rêves des habitants, c’est bien. Tisser du lien social se faisant, c’est mieux. Organiser des soirées attrape-rêves s’est donc imposé. Elles se dérouleront dans les seize quartiers de la ville. Nom de code : Dreamcatcheries Un atelier d’écriture onirique conçu comme une bulle poétique. La première dreamcatcherie s’est déroulée à la librairie Les Modernes.vendredi soir. Il va de soi que j’ai oublié de prendre des photos.

 

Psychose géographique (en cours)

Je vois Grenoble comme un cratère. Un chaudron, la brume, ils y dorment. La nuit, ils dorment, les grenoblois. Le jour je traverse ses artères, la ville est un petit peu rugueuse. Un gris crayeux, épais, abrupte. Particules fines etcetera.

Un chaudron plutôt qu’une cuvette, avec les montagnes pour parois. Seize quartiers si hétérogènes. Dedans la nuit ils font des rêves ou des cauchemars en forme de quoi.

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Un quartier, le tramway, Berriat. Trouée d’immeubles dans le bleu dur. Les rails morsures au sol, l’asphalte qui cicatrise.

Le square des fusillés, une sculpture de Didier Faustino, une structure arachnide érigée en potence, nom : Les Racines du mal. Devant les fenêtres de grenoblois. De quoi rêvent-ils volets fermés ? Je vois Grenoble comme un cratère, est-ce que leurs rêves en serait pollués ?

La violence esthétique : une donnée subjective, ne peut être quantifiée. La violence systémique, elle, agit sur les rêves. Quand je dors à Grenoble, parfois je fais des rêves en forme de potence. J’aimerais beaucoup savoir si je suis la seule ou pas.

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Il m’a dit : « Dans mon rêve le supermarché est grand, gigantesque et sans portes, je ne peux pas entrer ». Son lit est dans une chambre d’un quartier non solvable.

Elle m’a dit : « Fréquemment, moi, on m’enterre vivante. C’est plutôt un cauchemar ». Elle est loin d’être la seule mais refuse d’en parler.

Certains rêvent que la nuit, ils chantent. Des chansons qu’ils inventent et qui font d’eux des stars.

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Où es-tu quand tu rêves, ton corps quand tu t’endors, ta chambre espace privé, tes songes espace intime, en quoi l’espace public pourrait te perturber ? S’infiltrer s’imprimer au creux du subconscient ? Je te vois livré au cratère, tes nuits bien plus belles que mes jours.

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À Grenoble mes rêves : des vipères. Dans une langue qui sans cesse se mord.

En lithothérapie on conseille l’améthyste pour un sommeil réparateur. C’est un quartz violet relié au chakra coronal. Pierre connectée au subconscient et à la pensée active, son énergie est reposante.

À Grenoble, mes rêves j’améliore.

Une améthyste sous l’oreiller, une nuit à parler aux murènes mais chaque scène était sous-titrée.

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J’ai fabriqué un attrape-rêve, depuis j’ai perdu la mémoire.

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Alsace-Lorraine, c’est là que je dors. En face d’un bar qui fait boutique, avec des passants pour roulis. Je me noie, en ce moment, la nuit. Un torrent au pied de l’hôtel, au matin je ne trouve que la pluie.

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Elle m’a dit « Dans mon rêve, ma mère devient rose et fond comme un vieux chewing-gum ». Les murs de sa chambre sont blanc crème, ses fenêtres donnent sur le bitume, son cœur est en papier mâché.

Il m’a dit « Je voudrais la nuit prendre le contrôle, maîtriser mes cauchemars ». Il a dit « Le jour déjà, tout le jour je subis ». Il travaille comme serveur dans un bar du vieux centre. Il dit « J’aimerais rêver qu’on ne me demande rien ».

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Un rosaire, un bréviaire, un rêvière. Un petit cahier, un coffret. Noterai rangerai dans le rêvière les songes que chaque nuit je ferai. Dans le premier à une potence, le cœur de Grenoble balancera. Dans le second, un vieux marché sur la place a tout englouti.

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Les fenêtres le long de L’Isère se ferment sans un songe de noyade. Pas la moindre légende de Vouivre pour hanter le sommeil des riverains. Au Polygone Scientifique, ils ont l’esprit trop cartésien.

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Elle m’a dit : « Moi, mes rêves, je ne me souviens d’aucun ». Elle habite à l’Île Verte et ses jours lui suffisent. Elle m’a dit « Ca m’arrange, les rêves c’est encombrant. Je n’aime pas que dans ma tête certaines choses se produisent ». Après cinq cigarettes, elle m’avoue qu’elle dort mal depuis sa dernière rupture.

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Perdre ses dents sur les Grands Boulevards, être poursuivi dans les Eaux Claires, parler aux morts quartier Teisseire, en une seule nuit, on en est là. Je vois Grenoble comme une matière. Cartographier son subconscient.

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Il n’existe pas de statistiques, mais des thèmes de rêves récurrents propres à des groupes sociologiques. Ici les rêves sont d’Occident, personne la nuit n’est un jaguar. Il faudrait peut-être vérifier. À Grenoble, il n’y a pas de zoo, mais quelques cages répertoriées avec des plates-bandes d’herbe autour.

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L’inconscient collectif existe. Il se manifeste la journée ; la nuit le réel le contamine. Des préoccupation communes, des angoisses qui sont partagées.

Livre : Rêver sous le IIIe Reich, Charlotte Beradt. Trois-cents rêves collectés entre 1933 et 1939 à Berlin. Un homme rêve qu’il contrôle ses rêves pour échapper à la censure. Rêves expurgés de narration, de contenus, de sensations. Des traits des carrés et des ronds, pour n’être coupable d’aucun délit, ne rêver que de formes géométriques.

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Dessiner une carte de la ville, découvrir où s’est rêver quoi. Peut-être l’allure d’une carte du tendre, Grenoble de nuit, cratère ouvert.

Plus clairement : la démarche

L’idée du Dream Operator m’est venue alors que je traversais, à la tombée de la nuit, le square des Fusillés. Ce minuscule parc dans lequel trône une structure arachnide en métal, surplombée d’un lampadaire en forme de potence. Une sculpture de Didier Faustino, Les Racines du Mal, censée permettre, d’après le CNAP, « d’abriter des rassemblements de quelques personnes tout en empêchant les regroupement massifs ». Le square est entouré d’immeubles, une femme en robe de chambre fermait ses volets.

J’ai pensé aux familles qui vivaient là, aux salons et aux chambres avec vue sur potence. Je me suis demandé si, une fois les volets clos, le mal prenait encore racines. Si durant leur sommeil ils rêvaient d’araignée géante ou de pendaison.

De quelle manière l’espace public impacte-t-il la psyché individuelle ? Rien n’est plus intime qu’un rêve, et pourtant il existe, selon Tobi Nathan, des schémas, des parentés, structures et thématiques communes dans l’espace onirique des sociétés occidentales. En fonction de leur zone d’habitation, les grenoblois sont-ils égaux durant leur sommeil paradoxal ? Existe-t-il des motifs récurrents au sein de leurs rêves et cauchemars ? L’enceinte montagneuse, la proximité des rivières ou de bâtiments urbains influencent-ils l’inconscient des habitants ? Le tracé cartographique si particulier de Grenoble, avec ses lignes droites, se reflète-il dans les productions oniriques ? Rêve-t-on différemment selon les quartiers de la ville ?

Dans son ouvrage L’interprétation sociologique des rêves, Bernard Lahire distingue deux approches. « La science des usages des rêves », qui étudie les manières dont le rêve est « raconté, partagé, diffusé, traité et interprété » par des groupes, et la « science de la production onirique ». Cette dernière « s’efforce de répondre à la question de savoir pourquoi nous rêvons de ce dont nous rêvons, dans les formes par lesquelles nous le faisons ». Le projet Dream Operator appartient à la seconde catégorie.

Il s’agit donc de collecter les rêves de grenoblois, afin d’établir une cartographie onirique de la ville. Grenoble compte seize quartiers ; où y rêve-t-on de quoi. Pour y parvenir, plusieurs moyens sont mis en place, moyens dont l’objectif est la création de lien social et de bulles poétiques. Des moments d’échanges où se partagent intime et écriture.

Une carte des rêves comme une carte du Tendre, peut-être. Une carte poétique de Grenoble. La ville par un prisme artistique. Un prétexte pour créer du lien. Collecter les rêves des habitants, aller à leur rencontre.

Ouverture d’ateliers d’écriture dédiés. Au Magasin des Horizons et à la librairie Les Modernes, pour commencer. Ensuite viendront les Dream Catchers. Le formulaire en ligne, aussi. Juste l’adresse, cocher un rêve ou un cauchemar, raconter.

Organiser des séances d’écriture onirique, au creux de la ville. Partager des morceaux d’intime, revisiter son rêve d’un paragraphe réparateur. Faire de cette collecte des rêves des moments d’utopie.

Aller chercher conseil à l’herboristerie Le temps des fées, s’y faire concocter des breuvages sur mesure. Après avoir en performance donné dans la distribution de talismans maison, j’ai opté pour la tisane magique. Un rêve contre un sachet, mais pas n’importe lequel. Les herboristes sont comme des nez, il m’a travaillé mes tisanes comme se travaille un vrai parfum. J’en saurai plus la semaine prochaine.

 

Situation initiale

Artiste-Associée pour trois ans au Magasin des horizons, je développe à Grenoble un projet autour des rêves des habitants.

De quelle manière l’espace public impacte la psyché individuelle? Les grenoblois sont-ils égaux durant leur sommeil paradoxal?

L’objectif est de collecter les rêves des habitants par quartiers, afin d’établir une cartographie onirique de Grenoble. L’influence de l’environnement urbain direct est donc en jeu.

Si la production onirique est propre à chaque individu, existe-t-il des parentés, des schémas communs dans certaines zones géographiques? La proximité du Drac ou de la sculpture de Didier Faustino Les Racines du Mal favoriseraient-elles les cauchemars?

Certains lieux de la ville se retrouvent-ils dans leurs rêves ? Existe-t-il des différences flagrantes entre les rêves du quartier Alliés-Alpin et ceux faits à Paul Mistral ou à la Villeneuve ?

Ici est le journal de bord de l’expérience menée à Grenoble. Expérience collective autant qu’individuelle. Travailler à partir des rêves des autres et de mon propre rapport au rêve. Le work in progress est ouvert.